Comme d'habitude, Lou n'avait pas dormi de la nuit. Il en avait profité pour commencer A l'Est d'Eden, de Steinbeck, un bouquin qu'il avait toujours voulu lire. Cette insomnie définitive causée par l'instantiation avait quelque chose de bon, finalement, Lou avait l'impression de pouvoir mourir après avoir fait tout ce qu'il voulait. Ou du moins lu tout ce qu'il avait toujours voulu lire. A six heures du matin, il était sorti dans les rues simplement parce qu'il n'avait plus de cigarettes (excuse pitoyable pour arrêter d'être enfermé dans son appart que, certes, il aimait beaucoup, mais qui restait étouffant quand on y vivait comme un ermite), et s'était rendu au distributeur automatique. Au croisement d'Abbey Road avec sa rue, il était tombé sur un pub en train d'ouvrir. Son bouquin dans la poche, il s'était engouffré dans l'atmosphère rassurante. Après avoir commandé un café, il avait posé le livre sur la table, l'avait ouvert doucement et calé avec un pichet d'eau. C'était une vieille édition, aussi la tranche cassa sans pour autant former deux parties distinctes. Il but trois cafés, sortant parfois s'accouder au pas de la porte pour fumer une cigarette, puis il referma le volume, non pas parce qu'il l'avait fini mais parce qu'il y avait toujours un moment où il saturait de l'univers de l'auteur du livre qu'il lisait. Steinbeck avait pourtant une écriture sublime qui l'émouvait, ce qui était un soulagement incroyable. Les livres, qui avaient étés avant sa découverte de l'instantiation un moyen formidable pour lui de s'évader étaient maintenant une des seules choses qui lui causaient de véritables émotions. Si on mettait l'instantiation en question à part, bien entendu, car le procédé lui paraissait maintenant quelque chose d'artificiel, de malsain au possible, un peu comme la drogue - et il ressentait une tristesse incroyable à l'idée qu'il était condamné à vie à recourir à ce système pour dormir, et donc rêver. Enfin. Il fuma une dernière cigarette avant de rentrer à nouveau, et de commander en bon anglais (et pour une fois!) une tasse de thé. Il s'assit, regrettant que fumer dans les bars ne soit plus autorisé car oui, il avait à nouveau envie d'une clope, mais tant pis - puis regrettant ensuite d'être aussi dépendant de la nicotine - toute dépendance lui rappelait la pire de toute: celle de l'instantiation. Il se rendait compte qu'à force d'y penser, et à force de penser que ça lui pourrissait la vie, il la haïssait véritablement, et de plus en plus, et il était pratiquement certain que, s'il avait toujours été capable de dormir et de rêver naturellement, il l'aurait abandonné bien vite.
Histoire d'enfoncer un peu plus le couteau dans la plaie de la création - ou peut être tout simplement parce qu'elle était base de sa vie -, Lou sorti son carnet à croquis et un crayon à papier tout bête. Ses croquis étaient de plus en plus noirs avec le temps, et ça ne lui plaisait pas. Il prit la première page blanche qu'il trouva, ignorant les portraits d'Avril qu'il avait croqué nerveusement sur les pages précédentes pendant sa période beaucoup plus obsessionnelle, et commença de dessiner un bâtiment, abandonné en pleine nature. Il ne designait que très rarement ses rêves en avance: ça lui prenait déjà son temps de sommeil, et son temps d'obsession du souvenir d'Avril - si je puis dire -, il n'allait pas en plus remplir ses moments de répit de ça. Mais sa main avait glissée seule, et puis, après tout, il avait commencé des études d'architecture, donc ce n'était pas forcément le rêve, mais peut être seulement un bâtiment. L'explication se voulant logique fut abattue en trente secondes, quand Lou commença à dessiner des dépendances de la maison qui techniquement étaient impossibles à réaliser dans la réalité. Il prit du recul sur son carnet, soupira, froissa la page, sorti se fumer une nouvelle clope.
Le rêve hantait sa vie, sa vie, ou tout du moins son passé, hantait son rêve. Où était-il, lui, l'individu, Lou Azlan Mangrove, le type joyeux et insouciant qui existait avant que les triplés Remington viennent foutre leur merde? Où était-il, et existait-il même encore, dans ce cercle vicieux écrasant? Il avait la sensation d'avoir perdu toute personnalité, toute individualité, et c'était d'autant plus horrible que s'il était junkie, puisqu'il était parfaitement conscient de ce qui se passait, mais qu'il hésitait entre croire que cela se passait vraiment, ou croire que c'était rêve ou fiction. Il était paumé. Il écrasa sa cigarette, mit sa main gauche dans sa poche, caressant nerveusement le jeu de tarot qui le suivait constamment, et qui, après être son allié naturel, était son totem. Il le savait, bien sûr, qu'il était là, en ce moment même, dans la réalité. Il ne savait juste pas bien si ce qu'il faisait lui était réel. Venait-il vraiment d'écraser sa clope, ou était-elle encore entre ses doigts, comme les sensations dans sa main gauche le suggérait? Il soupira, se passa cette même main sur le visage, constatant qu'il savait à peu près ce qu'il faisait puisqu'il n'y avait pas de clope, et rentra à nouveau dans le pub. Il recommença un croquis, du même bâtiment, conscient de ce qu'il était en train de faire cette fois. Il fallait qu'il apprenne à faire la différence entre rêve et réalité? Très bien, mais pour ça, il fallait qu'il s'immerge totalement dans les deux, jusqu'au plus profond de son être, et tant pis pour les conséquences, atroces ou magnifiques. Il s'impliqua tellement, et tellement vite dans son dessin qu'il entendit à peine la première phrase d'Eäriel.
« Bonjour. Je viens d'arriver à Londres, et je ne connais personne. Puis-je abuser de votre compagnie ? »
Il ne leva pas le nez. La phrase lui semblait lointaine, un des murmures qui peuplait le pub de plus, d'autres clients qui discutaient entre eux, le murmure d'une télévision, bref...Tout, sauf une raison de s'adresser à lui. Pourtant, alors qu'il réfléchissait à un mur d'approche, une justification de la présence de ce bâtiment au milieu de cet espèce de désert très beau, et qu'il baissait donc l'attention qu'il portait à l'imagination pour l'accorder à la réalité des choses, la deuxième intervention de la jeune femme lui fit lever la tête.
« Je vous signale tout de suite que ce qui a attiré ma curiosité est votre dessin. Ce n'est pas une tentative minable de drague, si cela peut vous rassurer... »
Il ouvrit de grands yeux étonnés, incapable de comprendre de quoi elle pouvait parler, exactement, cette grande brune dont il serait tombé instantanément amoureux s'il n'avait pas été une espèce de zombie. Il posa sa main sur la table, la retira, puis, après une courte hésitation, ferma son carnet.
-Qu'est-ce que vous voulez?
Demanda-t-il avec la voix du type qui sort du sommeil - autrement dit, une voix qu'il n'avait pas eue depuis un bon bout de temps. Puis il se rendit ocmpte qu'il n'avait pas forcément été le type le plus aimable du monde, et que, comme il ne comprenait rien et que ça ne l'engageait à rien, il pouvait au moins...
-Hem...Asseyez-vous.
Il avait faillit ajouter 'si vous le voulez', mais elle le voulait, maintenant c'était une évidence. Il se poussa donc légèrement sur le côté de la banquette, offrant un siège qu'il regretta la seconde d'après. Il ne voulait pas parler, et même, il était assez faible pour préférer largement à cet instant même le rêve à la réalité. L'hypersocial était devenu antisocial. |