« The piano has been drinking, not me. »
— Tom Waits, bien sur.

30 ANS ♦ DREAM RIDERS ♦ NEW YORK

L'instantiation ? je l'ai découverte grâce à mon boulot. Du fait même que je ne mente jamais et que je ne dise que ce que je pense, on m'a très vite engagé dans un espèce de service étrange d'analyse comportementale. Moi, ça me faisait bien rire vu que j'avais vaguement vu dans un moment de fatigue un épisode de la série Lie to Me, et que jamais de la vie je n'aurais cru que ce genre de choses existent en vrai. Bref, toujours est-il que ce type est arrivé, aux débuts de l'instantiation, je ne suis même pas sûr qu'on en parlait dans les journaux, et ça faisait un peu louche, genre rave (rêve, héhé) partie dans les sous-sols, du coup la police se méfiait et a fait appel à notre service. Bref, j'ai accepté de le couvrir et de donner une explication logique aux fédéraux en échange d'une petite séance d'essai. A mon avis, c'est n'importe quoi, et ça m'amuse d'autant plus. Imaginez un peu: un monde tout fabriqué dans le quel on peut consciemment agir, fabriquer des choses. Une sur-puissance, en somme. Et puis un moyen de faire mieux mon boulot, et de retrouver le jumeau de ma fille, bien qu'il est hors de question que j'en parle à qui que ce soit. C'est le seul mensonge que je me permette, et il est par omission. Aujourd'hui, bien sûr que je suis obligé de continuer à recourir à l'instantiation. Vous ne vous rendez pas compte d'à quel point c'est reposant de ne pas se faire que des ennemis quand on ne dit que la vérité. D'autant que dans ces rêves-là, je mens. J'ai découvert le plaisir de mentir avec l'instantiation. Et bien sur il faut que je retrouve Clémentin, mon fils. Parce que c'est de ma faute s'il est paumé là-dedans, en quelque sorte. Si j'ai un totem ? Non. Je suis le contraire d'un menteur, et mon boulot est de découvrir le mensonge. Je n'ai pas besoin de totem, et si je me perd, je me perdrais, advienne que pourra.

UN PERE NOËL POUR CENDRILLON SANS ESCARPINS

BAS FONDS DE BUENOS AIRES, 6 OCTOBRE 1983

Lola n'a que quinze ans, mais elle est bien plus courageuse que n'importe quel caïd argentin. Elle défie le monde entier avec son ventre-planète, et sa mère inclus, et son père surtout, qu'elle hait à en crever. Bien sur, elle n'a pas besoin d'habiter dans leur grande maison de luxe, elle n'a pas besoin de toutes ces babioles, mais elle est quand même passé d'un tout totalement exhaustif au rien le plus total. Elle n'habite nulle part, elle n'ose pas aller voir Luis. Et pourtant, il l'aime, Luis, elle le sait, elle n'est pas naïve, elle le sait depuis le tout premier jour où ils se sont rencontrés, où ils n'ont pas échangé un mot avant que la danse - tango! Ne s'arrête. C'était une improvisation, et elle en avait passé le quart d'heure dans ses bras. Passionnel, colérique, superbe et violent, il l'avait envoyée valdinguer dans toutes les positions magnifiques et sensuelles du tango. Et puis, ils s'étaient quittés dans un coin de rue, et elle était retournée sur ses pas pour l'embrasser. Il avait plus de dix ans de plus qu'elle. Tant pis, il était Lui. C'est le seul homme qu'elle a connu. C'est une évidence que la preuve qu'elle porte sous son sweet vient de lui, et qu'il est amoureux d'elle autant que c'est possible. Mais non, non, non. Ce bébé viendra tout seul, dans la rue, s'il le faut.
Et c'est en effet dans la rue qu'une semaine plus tard, le treize octobre 1983, une vieille dame trouva Lola baignant dans les eaux qu'elle avait perdues et l'emmena dans une maternité. Tetro, choix de Rita, le vieille dame, Oliver - pour faire anglais - choix de Lola, Oleado naquit.

*

13 OCTOBRE 1988

"Mama, tengo hambre...
-Hé bien va faire la manche, ou fait les poubelles pour trouver quelque chose à revendre. Et on parle en anglais, maintenant, Tetro! Rappelle à maman pourquoi on parle anglais, pourquoi on ramasse des mégots pour en faire des cigarettes?
-Parce que nous aller à l'Amérique.
-Parce que nous allons en Amérique, Tetro! Fais un effort."
Tetro a cinq ans. Sa mère, Lola, vingt. Rita est morte il y a trois ans; elle était la seule chance pour la jeune mère d'offrir une éducation correcte à son fils, ou au moins de vite trouver de l'argent pour passer la frontière des Etats Unis. Alors, elle fait mendier son fils, et quand elle lui dit qu'elle va travailler comme serveuse, le confiant à Maria, une vieille amie, elle va se prostituer dans les rues de Buenos Aires. Elle n'a pas honte. Pas honte parce qu'elle fait tout pour que son fils aille bien, et puisse avoir une vie digne de ce nom. Elle refuse de faire appel à ses parents, ou à Luis pour ça. D'ailleurs, il ne sait même pas qu'il est père. Et Tetro est élevé dans la croyance qu'il n'y a pas besoin de deux personnes pour faire un enfant.
Plus tard, elle ira dans la rue de Maria pour lui confier son fils, et avant de partir celle-ci lui montre une peluche qu'un enfant avait perdue.
"Pourquoi tu te donne tant de mal?
-Mais...Lola, c'est l'anniversaire de Tetro, aujourd'hui...
-Madre de Dios."

*

9 MARS 1990

"Tetro, ¿te recuerdas de todo? Porque es la ultima vez que hablamos espanol.
-Si, mama. Je m'appelle Tetro Galway. Je cinq ans. Je nait...Je suis né en France. Mon père est morte d'une crise cardiaque, ma mère est triste."

Lola regarde son fils avec une infinie tristesse. Il ne peut savoir à quel point sa dernière phrase, qui bien sur est une faute, est véridique. Elle a beau avoir tout le courage du monde, toute la volonté de l'atmosphère, il faut bien qu'à un moment elle craque, et ce petit bout d'homme aura à tout porter sur ses épaules. Plus tard.

"No puedes saber como te quiero, hijo."

Et elle l'enlace, dans le hall de l'aéroport.

*

CONFÉRENCE SUR LE LANGAGE, NEW YORK, 6 SEPTEMBRE 2005

"Vous ne parlez pas beaucoup.
-Mais... C'était une conférence!
-Je sais, mais vous êtes superbe, tous les mâles de la salle vous regardaient au lieu d'écouter le vieux chauve à lunettes.
-Le vieux chauve à lunettes est...
-Je sais, c'est un des plus grands génies du monde! Mais à côté d'une bombe comme vous, aucune chance.
-C'est mon père.
-Ah tiens, c'est plutôt dingue les joies de la génétiques. Enfin, les lois. Alors, vous vous en foutez du langage du coup? Je m'appelle Tetro, au fait.
-Isadora."
Miraculeux, ce que les effets chimiques peuvent produire. N'importe qui se serait enfui devant un type faisant si peu d'efforts pour être aimable. Isadora non. Au point qu'elle tombera amoureuse de cet argentin qui jurait avec ses propres origines chiliennes.

*

18 DÉCEMBRE 2006

"Pourquoi tu veux leur donner des noms aussi français?
-Je ne sais pas. Je trouve que ça fait joli. Et puis, je suis argentin, on est un peuple qui vient un peu de nulle part, donc on s'en fout, on 'dit que'.
-T'es un vrai gosse.
-Si, mi amor.
-Tine et Clémentin. Clémentin et Tine. Lalala.
-Pareces loca, ¿sabes?
-Si. De ti."
Et Tetro ne dira pas, même s'il le pense très fort, que c'est ridicule et cliché de répondre ça. Parce qu'il l'aime comme un malade, il l'aime à s'en faire quinze ulcères et trois crises de foie, et que ces deux têtes brunes minuscules qui ont déjà l'air gitan ou très vieux le rendent fou de bonheur tellement que ça fait mal, là, dans le ventre.

*

PARIS, 9 FÉVRIER 2009

"Il est dans la rue en face, le restaurant, j'en suis presque sure.
-Menteuuuuse! Je t'ai vu froncer les sourcils en regardant la carte.
-Je fronçais les sourcils parce que ton fils me pinçait parce que ta fille le frappait.
-Les femmes!...
-Ohé Tetro, ne commence pas.
-Jeux thème.
-C'est ça. Clémentin, viens ici! Tine, stop. Va voir papa.
-Non, non, Isa, attend, il me semble qu'il faut aller par là...
-Mon amour, ton obstination te perdra..."
Ce fut les derniers mots d'Isadora, et la première pièce d'un puzzle cauchemardesque dans la vie de Tetro. La voiture allant à toute vitesse dans la toute petite rue avait bifurqué au dernier moment, les enfants couraient partout, le couple riait. Les trois furent fauchés, et Tetro eut la pire des situations: celle de ne pas être heurté, et d'être impuissant devant la violence contre les seuls êtres qu'il aimait au monde. Tine n'aura que quelques égratignures, et la chance dingue, ou le privilège de l'age, d'oublier. Clémentin aura une jambe cassée, et ne comprendra plus trop bien ce qui se passe pendant un temps, aimant la solitude plus que le monde extérieur. Quand à Isadora, elle meurt sur le coup, laissant la pire blessure du monde dans le cœur et le corps de Tetro, pire que si on lui avait cassé la gueule cent fois, pire que si on lui avait arraché tous ses organes vivant. Des scolioses de partout dans le cœur et dans le corps. Et 'père orphelin' de deux tout petits jumeaux.

*

NEW YORK, AOUT 2010, BUREAUX DE POLICE

"Tetro, tu veux pas prendre des vacances un peu? Emmener Tine en Argentine, un truc comme ça! Ça vous ferai du bien. Il faut arrêter un peu de...
-Tu me parle pas comme ça, Willburg. Je sais que tu crois bien faire, mais tu n'as aucune idée d'à quel point je ne serai pas vivant tant que je n'aurai pas coincé cet enculé, et retrouvé Clémentin. Tu crois que Tine a besoin de vacances? Emmène-la, protège-là. Je suis qu'une espèce de poids embarrassant qu'elle se trimballe, tu sais. J'ai juste besoin de la sentir dans le sillon de mon ombre, comme si je la renfermais dans mes bras de vampiropathe pour tenter de la protéger de tout. Si Tilson revient, il devra se cogner la gueule contre mes crocs et mon corps pour la prendre, et il me rendra Clémentin, crois-moi, et même, il pleurera sa mère à genoux."
Le jeune flic, coincé à la gorge contre le mur juste à la fin de sa phrase par un Tetro fort et hyper-réactif, eut un minable glapissement d'approbation comme réponse. Les traits de Tetro se relâchèrent, il le laissa retrouver le sol, lâcha son emprise.
"Je suis pas désolé. J'aimerai que tu comprennes que tu n'as pas la science infuse et que c'est la fin du monde depuis deux ans pour moi, et qu'elle ne s'arrêtera que quand j'aurai Tilson sous le pied et Clém dans mes bras. Si tu ne comprend pas, aie au moins l'obligeance de fermer ta gueule."
Tetro a perdu son fils depuis presque un an. Tilson, soit le premier truand qu'il a coincé grâce à ses aptitudes, et celui qui l'a initié à l'instantiation est sorti de prison, n'a rien trouvé de mieux à faire que lui kidnapper son fils dans l'instantiation, et le paumer dans les limbes. Tetro les cherche depuis ce temps sans relâche dans le rêve, et en même temps doit s'improviser père d'une petite fille de quatre ans, père sans Isadora, à qui il doit en plus expliquer ce qui se passe avec son jumeau, et ou exactement ce situe ce ciel dont il dit sans cesse que maman est allé.

LES ANGES N'AIMENT PAS DEVENIR VIEUX

"Tetro, mi amor...Bordel, tu ne trouvera jamais de femme qui t'aime autant que moi. Et d'ailleurs, tu ne trouvera personne qui t'aime autant que moi. Tu es un vrai con. C'est très noble d'être franc, bien que dans ton cas ce soit plus un réflexe et une nécessité de montrer la vérité à ce monde que tu trouve dégueulasse, c'est noble, mais c'est douloureux. Tu ne peux pas croire que les conventions sociales sont tombées de nulle part, et qu'on devrait les abolir! L'humain marche d'une certaine manière, carino, et il faut de la diplomatie. Tu sais à quel point je hais le mensonge, mais, mon amour, j'essaye d'être une personne gentille. Tu es comme un ours, tu es blasé, presque constamment de mauvaise humeur, c'est quand même ironique que la personne la plus honnête du monde soit un menteur sur les apparences! Tu n'es pas que ce connard au caractère brulant et violent. Tu es aussi un grand amoureux, un grand tendre. Et ne sourit pas ainsi comme si je disais des insanités, puisque tu ne mens jamais, admets! Tu aime la tendresse. Et tu m'aime. Et tu aime regarder mon sourire et mes yeux qui s'éclairent quand je ris. Je sais aussi quand tu ne veux plus parler, parce que quoi que tu en dise tu ne prends pas toujours du plaisir à dire leur vérité aux gens, je sais quand tu veux être seul, et juste écrire des heures et des heures de ta calligraphie tourmentée avant de t'endormir, en oubliant comme d'habitude de fermer la fenêtre. Tetro, je sais ton amour, ta passion pour chaque petite chose de la vie, je sais ton dégout de la race humaine, la perte de tes illusions un peu trop jeune. Tu vois bien, mon amour, que je suis paumée sans toi, et que tu serais paumé sans moi. Ne me répète pas qu'il faut que tu parte pour mon bien. C'est une connerie. Arrête de me protéger. Tu es un grand naïf, amor. Tu n'as pas compris encore que c'est toi qu'il faut protéger?" Isadora Cruz.

LES LUMIERES DANSENT DANS L'AMBULANCE

♦ Tetro ne ment jamais, et bien au contraire dit tout ce qu'il pense. C'est pourquoi il a bien du mal à garder son histoire d'enfant pour lui. Il est un peu comme ces types qui ont des tumeurs dans une zone précise du cerveau qui enlève toute inhibition, à part peut être qu'ils ne se rendent pas compte quand ils sont méchants ou malpolis. Tetro, si.

♦ Le garçon possède un second degré et une maitrise du sarcasme impressionnants. Il manie également la syntaxe avec brio.

♦ Complètement cinéphile, Tetro regarde au moins un film par jour - que ce soit nouveau ou vieux. Il lit beaucoup moins de bouquins, en fait, que les vieux bouquins tout pourris qu'il trouve dans la rue ou les brocantes. Ou, parfois, ceux qu'on le somme de lire. Il adore en revanche citer à haute voix des passages, que ce soit aux gens ou dans le vide.

♦ Tetro est un grand désabusé de la race humaine. Il était jeune utopiste idéaliste, et même humaniste, croyant à la bonté naturelle de l'homme, et puis il est passé de désillusions en désillusions jusqu'à ce que ça devienne pour lui un véritable désespoir. Mais ça, bien sur, il ne vous le dira pas forcément, ou ricanera à ce propos.

♦ Il est rare de voir Tetro avec une clope vissée entre les deux lèvres, à tel point qu'on le dirait greffée sur sa bouche. Pourtant, depuis la naissance de ses jumeaux, et plus particulièrement depuis que Clémentin et Isadora ne sont plus là et qu'il s'occupe seul de Tine, ça le gêne plus.

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