« En vérité, ce plan semblait excellent, à la fois simple et précis ; la seule difficulté c’est qu’Alice n’avait pas la plus petite idée sur la manière de le mettre à exécution. »
— lewis carroll / alice au pays des merveilles

23 ANS ♦ STAIRWAY TO HEAVEN ♦ NEW-YORK

L'instantiation ? je l'ai découverte grâce - ou à cause - de mon frère. Ce vieux fou voulait me faire rêver. Littéralement. Alors un jour il m'a embarquée dans son trip. Pour tout vous dire, c'est devenu ma drogue le jour où mon frère a commencé à me laisser rêver autant que je voulais. A mon avis, de tous les trucs géniaux qu'on ait inventés, c'est le plus dangereux et le plus foireux. Il n'y a rien de plus planant que ça, mais il suffit de s'appeler Alice pour que l'on se perde dans ce concentré de fantasmes. Aujourd'hui, je ne rêve plus que pour voir Liam. Uniquement pour ça. Et le réveil a beau être toujours douloureux, je n'hésite pas à me renvoyer une dose de rêve dans la cervelle, juste pour le voir. Et franchement, tous ceux qui prétendent que je pourrais m'en passer si je le voulais me connaissent très mal et ont tendance à me surestimer. Si j'ai un totem ? Ben ouais, j'ai un totem. Qui ne me sert d'ailleurs pas à grand chose, vu que je ne suis pas la seule à le connaître comme ma poche. Et aussi et surtout vu que je ne m'en sers qu'une fois tous les trente-six du mois. Mais peu importe. Mon totem, donc. C'est un truc que Liam a laissé le jour où il est parti, intentionnellement ou pas, je n'en ai aucune idée. Un médaillon que j'ai toujours voulu lui piquer, sans savoir pourquoi, et qui avait l'air lourd, à l'époque où je ne l'avais jamais touché. Sauf qu'il n'en avait que l'air. Dans la réalité, les rares fois où je le fais tomber, ça ne fait presque pas de bruit. Alors que dans le rêve, on a presque l'impression que c'est un truc de vingt kilos qui s'écrase.

UN PERE NOËL POUR CENDRILLON SANS ESCARPINS

« Comment ça, tu vas me faire rêver ? » Alice, à peine vingt ans, regardait son frère avec un air dubitatif. De toutes les choses insensées qu'il lui avait dites, celle-ci était quand même la plus intrigante. Et pourtant, il lui en avait dit, des choses farfelues, depuis qu'il s'occupait d'elle. Depuis trop longtemps, donc. Bien qu'elle ne détestât pas le moins du monde la présence de son frère dans sa vie, elle trouvait simplement injuste qu'il soit celui qui ait eu à sacrifier sa vie pour celle de la gamine qu'elle était à l'époque, et qu'elle était toujours, au fond. Surtout que sa vie promettait d'être plutôt brillante, étant donné les capacités intellectuelles qu'il avait…
Son regard glissa vers la mallette qu'il avait posée sur la table, entre eux. « Ceci, mademoiselle, est un PASIV - Portable Automated Somnacin IntraVenous, mais tu t'en fous. C'est ce qui va te faire vivre les meilleurs moments de ta vie. » Il se mit à tout lui expliquer en détails. La sédation, le partage de rêve, les projections, les totems, les décharges. Tout. Le cerveau de la jeune femme avait du mal à tout suivre, tout comprendre, tout imaginer. Il semblait oublier que même si elle était la plus imaginative des deux, elle n'était pas la plus intelligente. Il sembla se rendre compte de sa perplexité, car il préféra passer au côté pratique de la chose, se doutant qu'elle s'adapterait en cours de route, comme toujours. Il lui demanda, avec une nonchalance effarante, d'imaginer à quoi ressemblerait leur maison, si elle avait pu choisir. Quand elle voulut lui la décrire, il se contenta de poser un doigt sur ses lèvres. « Si tu fais ça comme il faut, je verrai la même chose que toi. »
Ne prenant pas la peine de s'installer à un autre endroit que sur leurs tabourets respectifs, ils se préparèrent à se plonger dans le monde merveilleux du rêve. Elle paniqua davantage lorsqu'il la pria de ne surtout pas s'improviser architecte une fois dans le rêve, mais ne put rien faire, sinon s'endormir, laissant reposer sa tête sur ses bras croisés sur la table en verre.
Elle fut éblouie par un soleil qui planait haut au-dessus d'eux, dans un ciel dépourvu de nuages. Il lui fallut un certain temps pour s'habituer à la forte luminosité, tandis qu'il regardait autour de lui, un petit air approbateur collé sur le visage. « Intéressant. » Elle jeta un coup d'oeil à ce qui les entourait, et fut absolument stupéfaite de constater que tout était exactement comme elle l'avait imaginé, avec l'aspect réel en plus. Ils se trouvaient en plein milieu d'un jardin, juste à côté d'une allée recouverte de graviers. En face d'eux s'élevait une grande maison, qui avait quelque chose de familier sans vraiment l'être. Et tout autour, à perte de vue, des tournesols. Ils étaient entourés d'un océan de tournesols, au milieu duquel passait une route. Et c'était tout. Pas un bruit. Pas un mouvement. Rien.
Il attendit un instant qu'elle reprenne ses esprits avant de parler. « Je ne t'avais pas dit de ne pas t'inspirer de trucs existants ? » Elle le regarda avec un air incrédule. « Je… Je ne me suis inspirée de rien. » « Si. Cette maison. La couleur des volets, l'allée, la porte cassée du garage. Tu ne sais pas ce que c'est ? » Elle chercha un instant, hocha la tête en signe de dénégation. L'image lui était apparue d'un coup lorsqu'il lui avait demandé de visualiser la maison qu'elle aurait voulu avoir, mais elle n'avait pas cherché à comprendre cette soudaineté. Ce phénomène se produisait souvent. « C'est très proche de ce dans quoi on vivait quand on était gosses. Avec papa et maman, et tout… » Elle le regarda sans rien dire. Elle avait toujours cru n'avoir gardé aucun souvenir de leurs parents. Mais elle n'en avait jamais souffert. Ce n'était pas comme si c'était des souvenirs qu'elle avait fini par oublier. C'était juste des souvenirs qu'elle n'avait jamais eus. Du moins, c'est ce qu'elle avait cru.
Elle fit craquer ses cervicales, et s'approcha de la maison avec un air indéchiffrable. Puis soudainement, oubliant volontairement les instructions de Joshua, elle donna aux volets une couleur plus foncée, répara la porte du garage, remplaça les graviers de l'allée par des pavés, et fit surgir de la pelouse un bac à sable.
Elle se retourna vers lui avec un petit air satisfait, cependant contrariée par le regard qu'il lui lança. « Je t'ai dit de ne rien modifier. » « Mais tu ne m'as pas dit pourquoi ! » Elle avait été curieuse de voir ce que cela faisait, lorsque l'on "jouait les architectes", comme il disait. Elle n'avait pas pu résister. Elle n'avait même pas essayé. C'était ainsi. Toujours rongée par la curiosité. « Pour ça ! » Au loin, un bruit de moteur se rapprochait. Alice regarda une vieille voiture s'arrêter en plein milieu de la route, juste à côté d'eux. Une femme était au volant. Une femme qu'elle aurait dû reconnaitre. Mais ce ne fut pas le cas. « Qui c'est ? » « C'est maman. » « Maman ?! Mais comment est-ce qu'elle est arrivée là ? » « C'est un peu de notre faute à tous les deux. Longue histoire. Je t'expliquerai. Je… Je crois que tu vas avoir un peu mal. » La petite brune recula, comprenant de quoi il parlait. Elle était désormais face à la voiture. Le moteur vrombit, la voiture se mit à avancer, le ciel sembla s'obscurcir, un cri lui échappa, et une douleur intenable la propulsa en arrière, laissant son corps heurter le sol dans un bruit sourd.
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, ce fut un plafond on ne peut plus réel qu'elle vit. Elle avait la respiration haletante, son coeur battait douloureusement contre ses côtes, et sa tête semblait prête à exploser. Se relevant péniblement, elle jeta un coup d'oeil à son frère qui rangeait déjà le PASIV. « Les meilleurs moments de ma vie mon cul ! »

⁂

Le PASIV était ouvert sur le lit, tandis qu'elle s'installait plus ou moins confortablement sur les oreillers, l'intraveineuse déjà fixée à son bras. Elle resta un instant sans bouger, à réfléchir. C'était la première fois qu'elle se replongeait dans un rêve depuis qu'il était parti. Elle s'était appliquée à construire un rêve parfait, mais elle n'était pas sûre de ce qu'elle y trouverait. Mais peu importait. Cela faisait trop longtemps qu'elle n'avait pas rêvé. Dans un soupir, elle appuya sur le bouton, et s'endormit en entendant vaguement le ronronnement rassurant du PASIV.
Le soleil se couchait. Ou peut-être se levait-il, en fait. Elle n'aurait pu le déterminer avec certitude, tant la lumière lui semblait étrange. Elle se trouvait dans une rue, qui aurait pu ressembler à celle où elle vivait avec Joshua en ce moment, si elle ne lui avait pas donné un nom farfelu, inscrit sur un mur non loin d'ici. Elle avait décidé de s'y prendre comme ça désormais. Recréer le plus fidèlement possible la réalité, en y insérant quelques détails décalés qu'elle pouvait discerner au premier coup d'oeil. C'était une entreprise risquée, mais elle voulait expérimenter ça. Histoire de se donner une illusion encore plus proche du réel.
Elle se mit à marcher le long de la rue, entra dans un bâtiment dont un seul étage était doté de fenêtres, et monta les escaliers, jusqu'à atteindre le septième étage. Il ne s'agissait en fait que d'une seule pièce, spacieuse et presque entièrement vide. Appuyée contre un mur, une silhouette regardait par la fenêtre, lui tournant le dos. Et son coeur fit un bond. Un bond douloureux et, paradoxalement, réparateur. Elle n'eut pas besoin de prononcer son nom. C'était comme s'il était dans sa tête. Non, en fait, il était vraiment dans sa tête. Et elle en était consciente. C'était d'ailleurs pour cette raison qu'elle n'avait pas l'impression de souffrir, mais simplement d'être sur un petit nuage. Il se retourna, la regarda avec cet air rieur qui le rendait si sublime, mais ne s'approcha pas. « Je t'attendais Zoë-Alice. » Le sourire de la jeune femme se fana. Même si elle savait qu'il n'était rien de plus qu'une projection depuis le début, elle ne pouvait plus faire semblant de l'ignorer. « C'est Alice. Ou Zoë. Pas les deux. Tu devrais le savoir. » Il haussa les épaules, son sourire toujours présent, mais le regard un peu plus sérieux. « J'ai toujours rêvé de savoir ce que ça fait de t'appeler par ton prénom. » « Mal. Ca fait mal. Tu n'es pas réel. » Il haussa à nouveau les épaules, lui fit un clin d'oeil, s'approcha. Tout allait tellement vite. « Bien sûr que je ne suis pas réel. Mais on peut très bien faire semblant. Tu sais à merveille faire semblant d'ailleurs. De toute façon, quoi que tu fasses, tu le fais toujours à merveille. » Il déposa un bref baiser sur ses lèvres. Un baiser à l'air particulièrement réel, qui lui donna la chair de poule. Elle avait oublié avec quelle intensité il pouvait l'embrasser. Ou peut-être ne l'avait-elle jamais su. Peut-être ne l'avait-il jamais embrassée de la sorte.
Et puis tout se bouleversa d'un coup. Elle se sentit tomber à la renverse, échappant aux bras de Liam, et ouvrit brusquement les yeux lorsque son corps heurta avec violence le sol. Elle resta un long moment sans bouger. « Alice je t'avais dit de m'attendre pour recommencer ! » La petite brune était secouée d'une sorte de rire nerveux. Elle était allongée sur le sol, une quantité non négligeable de cheveux éparpillée sur son visage et autour d'elle, dans une position qui indiquait sans équivoque qu'elle était tombée du lit. Ou qu'on l'en avait fait tomber. Peu à peu, elle finit par se souvenir de son rêve. Et alors, ses éclats de rire laissèrent place à des sanglots incontrôlables. Elle sentit des bras la redresser, la serrer contre un torse. Elle entendit des mots, ne les comprit pas. Elle aurait dû avoir sept minutes de rêve. À la place, elle venait de vivre à peine deux minutes d'un cauchemar lancinant mais réconfortant. Tout n'était plus que chaos dans sa tête. Elle ne parvenait même plus à savoir ce qu'elle ressentait. « J'ai rêvé de lui. » Et ce n'était que le début d'une longue, longue série de rêves cauchemardesques.

LES ANGES N'AIMENT PAS DEVENIR VIEUX

Il y aurait des tas de choses à dire concernant la minuscule Alice. On pourrait citer sa perspicacité, sa tendance à faire parfois preuve d'un peu d'insolence, son obstination, sa hardiesse, son petit côté provocateur, son don pour jouer la comédie… On pourrait parler de tout ça, oui, mais ce n'est pas ce qui la caractérise le plus pour autant. Alice est le genre de filles que les coups durs les plus fourbes ne parviennent pas à atteindre, mais qui restent quand même dotées d'une sensibilité insoupçonnée et insoupçonnable. C'est le genre de filles qui vous affirment sans complexe que tout va bien quand tout va mal, et qui arrive à vous y faire croire dur comme fer. Mais une fois de plus, ce n'est pas ce qui est le plus flagrant lorsque l'on rencontre ce petit bout de femme pour la première fois. N'importe qui, que ce soit un proche ou une simple connaissance, vous décrirait Alice comme la pire petite curieuse chronique qui soit. Une véritable fouine, incapable de ne pas fourrer son nez dans ce qui ne la regarde pas pour peu qu'on lui l'interdise. C'est quelque chose de compulsif, d'irrépressible. Une sorte de besoin de savoir. Ce qui lui a attiré à plusieurs reprises les foudres de son frangin. Ce qu'il faut également savoir, c'est que c'est une véritable stressée de la vie. Le moindre petit truc qui va de travers peut la faire totalement paniquer. Son sommeil est par conséquent plus que troublé, ce qui lui a valu la prescription de médicaments pour remédier à cet état d'anxiété presque constant. Sauf qu'elle ne touche pas à ces médicaments.

LES LUMIERES DANSENT DANS L'AMBULANCE

♦ NOURRITURE. La cuisine et elle, c'est toute une histoire. Elle adore littéralement cuisiner, et se débrouille plutôt bien. Seulement, dès lors qu'elle est seule à la maison, ses repas se résument à un plat préparé et un yaourt dont la date de péremption s'approche dangereusement. Les seuls moments où elle mange vraiment sont durant ses périodes de stress ou de contrariété intenses, mais dans ce cas, c'est quelque chose de compulsif et surtout de passager.

♦ COMÉDIE. C'est une pure comédienne. Elle peut se mettre à pleurer comme elle veut, quand elle veut, attendrissant n'importe qui à coups de larmes de crocodiles. Cela a longtemps été son moyen de négociations préféré, mais elle n'y a plus eu recours depuis un moment. Elle est également douée pour mentir. Surtout quand il s'agit de se mentir à elle-même. Pour ça, elle est inégalable.

♦ POINTS DE REPÈRE. Elle se débrouille pour toujours insérer un élément familier dans ses rêves. Du genre un bouquet de tournesols, vu que ce sont ses fleurs préférées, ou bien une réplique de la peluche qu'elle ne lâche plus depuis qu'elle a trois ans, ou encore la tasse dans laquelle elle boit son chocolat chaud chaque matin depuis des années. Elle leur ajoute la plupart du temps un détail irréel, au cas où elle finisse par se soucier de savoir si elle est dans la réalité ou non.

♦ DESSIN. Elle passe son temps à dessiner. Au début, il ne s'agissait que de petits croquis sans le moindre sens, puis elle s'est mise à l'Instantiation. Alors elle a ressenti le besoin de mettre sur papier les rêves qu'elle envisageait de créer. Elle a toujours été assez forte en dessin, mais refuse que qui que ce soit voie ce qu'elle griffonne, sans daigner donner une raison valable à ce refus.

♦ RÊVE. Les rêves sont devenu la drogue d'Alice. Littéralement. Son imagination débordante a de quoi se manifester autant qu'elle veut dans l'univers onirique, mais ce n'est pas pour cette raison qu'elle y passe son temps. La vraie raison répond au prénom de Liam. Elle a réussi à recréer une projection de lui tellement parfaite qu'elle ne peut plus s'en passer. Ses "séances" de rêves ne durent cependant jamais plus de sept minutes. C'est une règle qu'elle s'est fixée, la seule qu'elle respecte à la lettre, d'ailleurs.

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