Juin 90, Tel Aviv (Israël).

C'est fabuleux, cette sensation qu'on a quand on est enfant, que le monde est là pour nous et qu'on est libre de faire absolument tout ce qui peut nous passer par la tête. Nous sommes le héros de notre vie, rien ne peut nous arrêter. C'est exactement ce que Gabriel a ressenti ce jour-là, quand il entreprit pour la première fois d'espionner son père. Comme la plupart des enfants il était rongé par la curiosité, une curiosité qui le desservirait plus tard. Il devait avoir huit ans tout au plus, et était tout juste assez grand pour regarder au travers de la serrure de son bureau. Malheureusement ce qu'il y vit n'eut strictement rien à voir avec ce à quoi un garçonnet de huit ans aurait pu s'attendre. Allongé sur un sofa, son père était endormi, une seringue plantée dans son bras gauche, quelques gouttes de sang perlant ses poils bruns. L'expression de son visage trahissait un mal-être certain. Quelques gémissements s'échappaient même de sa bouche. Jamais le jeune Gabriel n'avait vu son père dans un tel état, lui, image même de l'homme digne et sans peur...

« Que fais-tu là, Gabriel ? » La voix étranglée de sa mère l'extirpa de ses pensées, de sa stupéfaction. « Allons, ne reste pas dans le couloir, vas plutôt jouer avec tes sœurs. »

« Est-ce que Papa est malade ? » répondit-il alors que sa mère le poussait déjà vers le jardin. Ses paroles arrêtèrent net chacun de ses mouvements.

« Non ! Non… Ton père n'est pas malade, Gabriel. Enfin… Ne t'en fais pas, il se soigne. Pourquoi poses-tu cette question, Gabriel ? » Il avait toujours détesté cette façon qu'avait sa mère de répéter son prénom chaque fois qu'elle lui posait une question, comme si elle insistait constamment sur le fait qu'elle s'adressait à lui. A qui d'autre pouvait-elle s'adresser ?

Il resta un instant là, planté face à elle qui lui tenait fermement le bras, attendant une réponse qu'elle connaissait peut-être déjà et qu'elle redoutait (cela se voyait à ses yeux, écarquillés comme s'il venait de faire une énorme bêtise). Oui, sa mère, du haut de ses petits escarpins et de son air faussement autoritaire, savait exactement de quoi il retournait, et peut-être au fond espérait-elle ne jamais avoir une telle discussion avec ses enfants… Le genre de discussion qui vous déstabilise et vous laisse hébété devant vos propres rejetons. Non pas que c'était une mauvaise mère, ça non, mais disons qu'elle avait une certaine estime d'elle et n'aimait pas être en position d'infériorité. Peut-être les affaires de son américain de mari étaient-elles aussi trop importantes pour être expliquées à leurs innocentes têtes blondes.

Oui, son époux était malade, gravement même. Par malade il fallait entendre fou, dominé par un fort trouble de l'esprit, de ceux qu'on soigne dans les hôpitaux, et qui pourtant ne se voit pas. Il fallait bien avouer qu'il était un père à première vue exemplaire, soucieux de l'avenir de ses enfants, à l'écoute de leurs joies comme de leurs tourments… Mais souvent il ne leur parlait qu'au repas, ou juste avant de les envoyer se coucher. Car c'était aussi ce qu'on appelle un homme occupé, un travailleur. Ce qu'il fait n'est pas très légal mais il le fait pour sa famille, voilà ce que disaient les gens. Des gens qui étaient placés dans l'illusion dans laquelle il s'était lui-même plongé. Thomas n'exerçait pas sa profession par pure obligation, il le faisait parce que c'était une passion. Une obsession. Constamment, toujours, penser à ses recherches. Encore, souvent, à ses études. Il avait probablement déjà failli tuer sa femme plusieurs dizaines de fois. Quant à lui, oh on ne comptait déjà plus toutes les fois où il s'était mis en danger. Tout ça pour une histoire de rêves, quelle sottise. Mais pour lui c'était tellement plus que ça.

Non, Gabriel ne répondit pas à sa mère, pas ce jour-là. Il se contenta de retourner s'amuser avec ses sœurs et ne reposa plus de question à propos des activités de son père avant un long moment, car ce qui préoccupe les adultes jamais ne touche vraiment les enfants. Pourtant les questions demeurèrent, au fond de sa mémoire, dans un minuscule tiroir dont seul lui avait la clé. Plus tard il revint sur sa réponse, mais il ne se dirigea pas vers sa mère. Peut-être aurait-il dû, d'ailleurs. Peut-être les choses se seraient-elles déroulées autrement. Peut-être ne serait-il pas tombé dans le même piège que celui dans lequel son père s'était emmuré. Peut-être…

Septembre 96, New-York City (Etats-Unis).

Les paroles s'envolent, les écrits restent. Gabriel n'avait de cesse de répéter ces quelques mots dans sa tête. Accoudé sur sa table, le regard ailleurs, tourné vers la fenêtre de sa nouvelle salle de classe, il aurait tellement aimé avoir sous la main un peu des produits de son père et voguer où bon lui dirait dans son imaginaire. Les rêves éveillés n'étaient rien comparé à ceux qu'il avait déjà fait dans l'intimité de sa chambre. Puis, en arrivant en Amérique il avait perdu tout ce qui faisait le charme de la vie réelle à Tel Aviv. La présence de son père, la chaleur ambiante, sur la plage au sable blanc. A New-York, Gabriel était perdu. Il ne savait plus qui il était réellement, de là d'où il venait on l'appelait à présent l'Américain, et de là où il était, il était désigné comme le sale Israélien.

Les paroles s'envolent. C'est vrai, elles restent un temps dans la tête puis se consument sous le joug de nouvelles qui les remplacent. S'il n'avait pas gardé les notes qu'il avait prises autrefois de son père, il aurait pu oublier des choses importantes. Il revint à nouveau sur son calepin rempli de formules mathématiques et de schémas divers, tandis que le professeur coupa son explication probablement passionnante mais que Gabriel n'avait pas pris la peine d'écouter.

« Ce que je dis vous intéresse-t-il, Monsieur Vaughan ? Ou ce qui est écrit sur votre carnet mérite plus votre attention que la vie de George Washington ? » Il ne dit rien, mais ses joues s'empourprèrent soudainement, provoquant par la suite un rire collectif de la classe. « Je sais bien qu'il ne s'agit probablement pas d'un de vos présidents, mais en tant que nouvel arrivant sur le sol Américain vous feriez mieux de vous cultiver, ne serait-ce qu'un peu. »

Sa soeur l'avait pourtant prévenu, quand on est nouveau, mieux vaut ne pas trop se faire remarquer. C'était pour ainsi dire loupé. Mais pour ainsi dire il s'en fichait. Il se moquait bien de ce qu'on pouvait dire ou penser de lui. Cela n'avait aucune importance et ne l'atteignait pas, il n'y avait que ce qui le traversait durant ses rêves qui le touchait. Enfin c'est ce qu'il pensait jusqu'à ce qu'il fasse une rencontre à laquelle il ne s'attendait pas, ou plutôt qu'une chose à laquelle il ne s'attendait pas se produise lors d'une rencontre. Le soir où il fit la connaissance de Kallista.

Il faisait froid comme il peut faire froid à New-York en Décembre, c'est-à-dire terriblement. Le Soleil n'était plus au milieu du ciel, il versait de biais sa lumière oblique. Ca et là, il accrochait le rebord d'un nuage auquel il mettait le feu, et qu'il transformait en un ardent îlot où ne s'échouerait jamais personne. Puis, en succession rapide, d'autres nuages étaient touchés par la flamme, et la neige au-dessous d'eux recevait une pluie d'âpres faisceaux qui embrasaient au hasard son manteau immaculé. Gabriel marchait seul, espérant déjouer les tours du verglas sous ses bottes. Pour la toute première fois il voyait ce que c'était, glisser sur de la glace, avoir peur de perdre pied… Comme si son congélateur tout entier s'était déversé sur la ville. Il s'attendait à tout, sauf à ce qu'une boule de neige vienne percuter son dos.

« Hey, Vaughan, retourne-toi ! » Il s'exécuta avec difficulté, mais parvint malgré tout à voir qui lui parlait. Il s'agissait d'une fille… Dont il ne savait absolument rien.

« Hmm, oui ? Comment tu connais mon nom ? » Répondit-il, hésitant.

« Millington passe son temps à se foutre de toi, impossible d'ignorer qui t'es. T'as oublié ça, je crois. »

Une pochette cartonnée vola jusqu'à lui, il l'attrapa à temps avant qu'elle n'atteigne le sol. Elle contenait quelque chose d'important pour lui, une vulgaire carte à jouer qui prenait tout son sens entre ses doigts fins. Surpris, il balbutia quelque peu avant de parvenir enfin à dire une phrase de son accent peu commun. « Oh, et bien, heu… Merci beaucoup, c'est très gentil de ta part. Qui est Millington, déjà ? »

Un rire fluet monta dans les airs pour atteindre ses oreilles. Mais pour une fois il ne s'agissait pas d'un rire méchant. Ca n'en avait pas l'air, en tous cas. « Moi c'est Kallista, je suis juste derrière toi en biologie... Avec Mrs. Newlin ! »

« Mrs. Newlin… En biologie ? Heu… Oui, je vois ! Salut Kallista. »

« T'es un rigolo, ça m'étonne pas qu'on se foute de toi. Arrête de prendre cet air gêné ! Et parle normal, quoi. »

« Pourquoi tu te fous pas de moi, toi ? »

« Parce que je t'aime bien. Puis tu verras, eux au prochain nouveau, ils t'auront déjà zappé. C'est toujours comme ça. Tu viens d'où déjà ? »
Ma Kalli,

J'ai honte de devoir t'avouer que j'ai oublié une longue lettre qui t'était destinée et qui trainait sur mon bureau. Je l'ai pris pour une facture et je l'ai déchirée… Quoi qu'il en soit la tienne m'a fait un plaisir immense, j'ai été ravi d'apprendre que tout va bien pour toi à Moscou. Depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, tu as du amasser des milliers d'aventures. J'ai essayé de t'appeler après que tes parents m'aient appris que tu leur avais à tous fichu la pâtée, mais apparemment ils se sont trompé de numéro. Mais peu importe au fond. Félicitations ! Je suis fier de toi, vraiment. Vivement que tu reviennes et qu'on fête ça !

Il fait un temps épouvantable ici à New-York, à croire que tu as embarqué le Soleil avec toi. Pour des vacances ça tombe mal, je n'ai pas un rond et je suis forcé de rester ici avec ce ciel gris. Tant mieux dans un sens, comme ça je peux poursuivre mes recherches, même si je ne suis pas rémunéré pour ça… Je tiens trop à finir les premiers essais commencés à la fin du mois dernier. Je n'aime pas laisser du travail en suspend. En parlant de ça, j'ai retrouvé de vieux dossiers qui appartenaient à mon père au fond d'un grenier, il faut vraiment que tu jettes un coup d'oeil dessus, il parle de composants dont j'ignorais l'existence même, quelque chose d'absolument sensationnel. Je suis tout excité à l'idée de les utiliser et de voir ce que ça peut donner.

J'aimerais te voir. Je me demande où tu es, ce que tu fais au moment où j'écris. Probablement toujours en train de patiner. Sans transition l'autre jour je faisais mes courses (oui, parce que je suis fauché mais quand même…) et j'ai croisé Ruslan. Il avait l'air paumé, il m'a demandé de tes nouvelles, et m'a chargé de te dire que, si je réussissais à t'avoir, il voulait que tu saches qu'il t'aime. Donc voilà, c'est fait.

A ce propos, je voulais justement te parler. Tu te souviens de Mona ? Quelle histoire ! Je crois que j'ai une touche… L'autre soir, on rêvait ensemble et... Ouf. Mais je te confirmerais ça plus tard, et je te raconterai de vive voix, surtout.

Je m'excuse de ne pas m'éterniser ma belle, mais comme je te l'ai dit, j'ai encore du pain sur la planche… Je viens déjà de mettre encore plus en retard que je ne l'étais déjà.

Prends soin de toi et reviens vite,
Gabriel.

Il n'est pas aisé de décrire une personne de la sorte. Pour tout dire, il semble que décrire une personne n'est, en somme, pas un exercice facile. Après tout un détail peut nous échapper, et même parfois on peut être induit en erreur… Alors le portrait ne peut être qu'imparfait. Mais puisqu'il en faut un, autant se jeter à l'eau, et tant pis pour les oublis. Au pire on dira qu'il y avait une poussière sur l'objectif, ou que l'architecte a foiré son plan.

Certains diraient tout le portrait de son père, d'autres le qualifieraient tout simplement de masochiste. Quoiqu'il en soit, il n'en demeure pas moins passionné par son métier, tant et si bien d'ailleurs que parfois certains prennent peur en l'observant, lancé dans sa fougue expérimentale. Généralement cette peur ne dure pas bien longtemps. La confiance arrive en voyant l'expert à l'oeuvre. Faire un rêve en sa compagnie, c'est être certain d'être en de bonnes mains. En réalité le soucis ne réside pas vraiment dans la manière dont il se charge d'organiser des instantiations, mais plutôt dans la fréquence et l'intensité avec lesquelles il travaille. Même s'il fait tout pour s'en persuader, il n'a pratiquement pas de limite et trouve toujours une excuse pour mener ses projets (pourtant définis au départ comme interminables…) à bien.

Si on met de côté son côté bosseur-perfectionniste, dirons-nous, il faut souligner quelques qualité qu'il semble avoir. Puisqu'à première vue, Gabriel est un jeune homme plutôt sympathique dans l'ensemble, prêt à aider quand il le peut, pas égoïste pour un sou… Les quelques personnes qui ont su faire avec ce qui a été cité plus haut sont des amis comblés (s'ils ne font pas office en même temps de cobaye, bien sûr). Franchement pour un juif, on aura vu pire.


♦ Passe le plus clair de son temps à programmer des instantiations. (Instantiation = obsession.) Son rêve le plus cher serait d'en créer par la seule force du cerveau humain.

♦ Ne parvient plus à rêver seul depuis ses 22 ans. Hé oui, même s'il refuse de se l'avouer, il est carrément accro.

♦ A un étrange accent Israélien. Il le perd quand il chante du Edith Piaf sous sa douche.

♦ A regardé au moins cinq fois Sur la route de Madison et a fini en larmes chaque fois. (mais gardez ça pour vous, hein.)

♦ Aime les épinards depuis toujours.

Spoiler: